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    « Ce qui me semble beau, ce que je voudrais faire, c’est un livre sur rien, un livre sans attaches extérieures qui se tiendrait de lui-même par la force interne de son style, comme la terre sans être soutenue tient en l’air, un livre qui n’aurait presque pas de sujet ou du moins où le sujet serait presque invisible si cela se peut. Les œuvres les plus belles sont celles où il y a le moins de matière ; plus l’expression se rapproche de la pensée, plus le mot colle dessus et disparaît, plus c’est beau. Je crois que l’avenir de l’Art est dans ces voies. » (extrait de La Correspondance de Flaubert)

    Ces phrases sonnent telle une révélation où l’auteur exprime son but ultime, l’idéal de création définie, et extraite à la lumière. En peine écriture de Mme Bovary, il construit son œuvre dans les lignes directrices de sa vision de l’Art. Connaissant déjà l’expression employée pour décrire le roman (« un livre sur rien »), je pense qu’il est possible d’affirmer que Flaubert est resté fidèle à son vœu. Bien que l’histoire soit d’une extrême finesse psychologique, creusée dans la description et le portrait des protagonistes, on lit et relit l’œuvre pour la perfection du style, le plaisir de la sonorité si harmonieuse de chaque phrase. Car tout comme lui, j’admets que la prose revêt autant de pouvoir et de lyrisme que le vers, que la prose sait se faire aussi belle, aussi imagée. « Une bonne phrase de prose doit être comme un bon vers, inchangeable, aussi rythmée, aussi sonore. Voilà du moins mon ambition… » affirme l’écrivain à sa Muse, L. Colet, le 22 juillet 1952. 

    Après cinq ans de travail, de recherches, et de composition, Mme Bovary verra le jour en 1856.
        Fille d’un cultivateur, élevée jusqu’à l’âge de seize ans dans un couvent où, ne se sentant aucune disposition religieuse elle se nourrit de romans d’amour, Emma épouse Charles Bovary, médecin de campagne. Très vite, ses illusions disparaissent lorsqu’elle s’aperçoit de la médiocrité de son existence, de l’absence de romantisme et de grandeur dont elle avait rêvé. L’ennui la gagne. Puis le désespoir, et la recherche effrénée d’un bonheur factice, semblables à ses illusions, pour qui elle préfère compromettre son existence, sachant qu’elle court irrémédiablement à sa perte.

        Madame Bovary n’est pas un simple drame bourgeois, ni seulement une peinture des mœurs de province : il s’agit également un drame psychologique, l’esprit d’une femme trop rêveuse et idéaliste qui se heurte à la réalité. On compare parfois le thème de cet ouvrage à La Femme de Trente ans de Balzac. Bien que les visées semblent différentes, puisque le seconde reste nettement plus engagé dans la condition féminine, sans ironie, un point commun demeure en effet indéniable : le destin de deux femmes soumises aux convenances, soupirant après l’amour,  et qui perdent peu à peu leurs repères en même temps que leur goût de vivre. Qualifiée de ridicule, réduite au statut de femme adultère, il me semble déceler en Emma une profondeur au contraire admirable, un tourment intérieur et une complexité qui ne lui permettent pas de s’adapter à son milieu, à son époque, et elle font une femme marginale, en proie à une vive solitude, désenchantée de sa propre déchéance.

    Charles Baudelaire affirmait également son intérêt pour le personnage :

    «  En somme, cette femme est vraiment grande, elle est surtout pitoyable, et malgré la dureté systématique de l'auteur, qui a fait tous ses efforts pour être absent de son oeuvre et pour jouer la fonction d'un montreur de marionnettes, toutes les femmes intellectuelles lui sauront gré d'avoir élevé la femelle à une si haute puissance, si loin de l'animal pur et si près de l'homme idéal, et de l'avoir fait participer à ce double caractère de calcul et de rêverie qui constitue l'être parfait. »  (C. Baudelaire, Madame Bovary par Gustave Flaubert (in L'Artiste, 18 octobre 1857 – vous pouvez consulter la version intégrale du texte ici).

    Un an après sa parution, Flaubert est assigné en procès pour « délits d'outrage à la morale publique et religieuse et aux bonnes mœurs ». Il ne sera cependant pas condamné. 


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  • " J'ai reçu la vie comme une blessure, et j'ai défendu
    au suicide d'en guérir la cicatrice. "


    LAUTREAMONT

     

    Il est quasiment impossible de résumer cet ouvrage, présenté comme une série de poèmes en proses, divisés en six parties. Maldoror, qui tient plus du diable que de l’homme, observe le monde, plonge au cœur des vices, des mystères surnaturels.

    Ecrits par le jeune Isidore Ducasse, ayant emprunté le pseudonyme Lautréamont, Les Chants de Maldoror passèrent inaperçus à leur époque, mais furent redécouverts par les surréalistes. Par certains traits, notamment lors des premiers Chants, je m’aperçois parfois qu’il s’agit d’une composition de jeunesse, où l’auteur, à peine sorti de l’adolescence, exprimer un mal être fantasmagorique sous forme de prose poétique parfois un peu compliquée, et d’adresse au lecteur pour susciter sa curiosité.  L’on discerne aisément les influences littéraires, telle que le Melmoth de Ch. R. Maturin, les compositions de Baudelaire, de Sade, Chateaubriand, Nerval et même Goethe. Il a beaucoup influencé les surréalistes avec son « poulpe au regard de soie », ou sa conception de la beauté «comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d'une machine à coudre et d'un parapluie. ».
    La trame se déroule autour du personnage de Maldoror, qui selon les scènes, prend divers apparences, joue différents rôles, passant tantôt pour cruel et sadique, mais encore pour une victime, rejeté des hommes, pervertis par le monde, alors qu’il n’était pas méchant à sa naissance. Les thèmes récurrents restent la critique de Dieu, le vampirisme, la cruauté mêlée de sensualité et de plaisir, la prostitution, le monde marin, et l’océan. Le Créateur apparaît comme un être ignoble et avide de sang, de souffrances, se plaisant à martyriser les êtres humains, ou comme un être déchus, saoul, que les animaux même méprisent et accusent de tous les maux. Le thème animalier est très présent dans la mesure où certains personnages marquant la vie de Mr Ducasse ont été personnifiés, métaphorisés sous cette forme. Il y a également une ode  magnifique au vieil océan, « immense bleu sur le corps de la terre. »
    Un changement dans le style d’écriture s'opère à partir du troisième chant. Les poèmes en prose deviennent plus longs, et se transforment en petites histoires, plus ou moins marquantes, alors que les deux premiers Chants comportaient un grand nombre de réflexions, et de diversions. Les deux derniers Chants sont également particuliers , s'adressent au lecteur :  Lautréamont explique d’une part certaines bizarreries de son roman, d’autre part nous propose « un petit roman de trente pages », apparenté au conte.

    Certes, Les Chants de Maldoror restent très sombres, mais il ne faut pas omettre la dimension poétique omniprésente. Ainsi, la personnalité d’Isidore Ducasse m’a parût quelque peu fascinante, car au de là des sadismes qu’il décrit, c’est une âme torturée mais pleine de profondeur qui s’exprime, et mûrit au fil des pages. La richesse des métaphores, et leur variété demeure incomparables, témoins du génie de l’imagination de l’auteur.

    (Gravure Les chants de Maldoror - Paris : L. Genonceaux, 1890)


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    Publié en 1880, Nana a fait une vive impression dans le monde littéraire, mais ce « roman quadrupède » d’après Le Charivari  suscita l’intérêt et l’admiration de Flaubert et Huysmans. Son caractère cru, pourtant sans excès d’impudeur, son réalisme du à de minutieuses enquêtes, propre au naturalisme, dévoile avec symbolisme l’apogée et le déclin du Second Empire (1852 – 1870). En effet, fille de Gervaise et de Coupeau, personnages de l’Assommoir, Nana est née en 1851, morte en 1870 : les dates coïncident, l’action s’inscrit dans l’époque. Nana raconte comment l’héroïne éponyme, fille de rue, actrice, entame une ascension fulgurante et inexorable à travers les classes sociales, entretenue par les hommes qu’elle séduit, dont le chaste comte Muffat. Courtisane accomplie, s’idolâtrant elle-même, grâce au succès théâtral de « La blonde Vénus », elle devient célèbre et recherchée. Mais elle semble détruire avec un plaisir non dénué de sadisme et s’approprier tout ce qui traverse son passage, dominant ainsi Paris et sa bourgeoisie. Dans un article, La Fauchery la surnomme justement « La Mouche d’Or » :   

    « Elle avait poussé sur le faubourg du pavé parisien ; et grande, belle, de chair superbe, ainsi qu’une plante de plein fumier, elle vengeait les gueux et les abandonnés dont elle était le produit. Avec elle, la pourriture qu’on laissait fermenter dans le peuple remontait et pourrissait l’aristocratie. […] … une mouche couleur de soleil, envolée de l’ordure […] et qui […] empoisonnait les hommes rien qu’à se poser sur eux, dans les palais où elle entrait par les fenêtres. »


    Ainsi entretenue, devenant de plus en plus populaires, elle ruine les fortunes de la capitale, brise l’innocence de la jeunesse avec le petit Georges qui, amoureux, ne s’en remettra jamais, et court toujours après son ancienne compagne de débauche, Satin, la ramassant sans cesse sur des pavés pour l’enfermer dans son luxe. Un style cru, vif, et très moderne, caractérise l’écriture de Zola. On est bien loin de l’univers édulcoré du Rêve et de la tendre Angélique bercée d’illusions. L’auteur nous entraîne dans l’âpre réalité dénuée de romance, et critique par ailleurs la société.

    peinture: Nana, vue par Edouard Manet


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    L’ouvrage est divisé en six parties semblables à des chapitres néanmoins singulièrement reliées, dont l’incipit laisse planer un certain mystère sur l’identité des protagonistes mis en scènes. Les ellipses nombreuses présentent ainsi la vie de Mme d’Aiglemont et de sa famille comme une succession de tableaux, d’étapes qu’il nous est permis de contempler après les conséquences du temps. Cet aspect fragmentaire s’explique par la construction séparée des « épisodes », qui ont suscité certain questionnement lors de la publication, puisque « plusieurs personnes ont demandé si l’héroïne […] n’était pas sous divers noms le même personnage. », réclamant une unification.
    Avec son roman, Balzac démontre les changements de la femme de trente ans au XIXème siècle, et loin de la considérer comme un être vieillissant, il la présente au contraire comme une créature accomplie, consciente de « son pouvoir et sa dignité », celle qui est capable d’instruire, de conseiller, de séduire, « elle obéit, elle prie et commande, elle s’abaisse et s’élève… ». Il extrait la femme de son carcan de mère et d’épouse, révèle ses espoirs secrets et désirs, abordant ainsi avec un nouveau regard le problème du mariage qui immole la jeunesse à l’amour passionné, osant dénoncer la solitude, la souffrance auxquelles elle se trouve contrainte par respect de la bienséance et de la vertu. Par cette révolution, l’écrivain bouscule les convenances de la bourgeoisie bien pensante, dépeignant plus que jamais la réalité, l’univers de ces femmes vouées au silence et à la résignation. Ecrit entre 1829 et 1842, l’ouvrage s’inscrit en effet au cœur de la révolution de 1830, et prend place dans la Comédie Humaine, au cœur de « La Psychologie du mariage ».

    Cependant, le destin de l’héroïne se révèle loin d’être glorieux. Pleine de rêves et d’illusions, elle tombe amoureuse d’un officier, sans le connaître, et l’épouse à dix –huit ans. La déception, cette vie de femme rangée, si différence des exaltations de l’amour auxquelles elle s’attendait, provoqueront une lente agonie morale et physique. Rongée par la souffrance et les regrets, elle perd ainsi peu à peu tout souffle de vie et espoir de bonheur, elle perd sa fraîcheur et son innocence au profil de l’amertume, elle perd ses rêves et sombre dans un désenchantement complet, une vieillesse précoce.

        « La grande, la vraie douleur serait donc un mal assez meurtrier pour étreindre à la fois le passé, le présent et l’avenir, ne laisser aucune partie de la vie dans son intégrité, dénaturer à jamais la pensée, s’inscrire inaltérablement sur les lèvres et sur le front, briser ou détendre les ressorts du plaisir, en mettant dans l’âme un principe de dégoût pour toute chose de ce monde. »

    Balzac distille avec finesse les pensées d’une femme en proie à la mélancolie la plus sombre. Le passé devient une obsession, source d’idéal inaccessible, temps où un avenir radieux semblait encore possible. La femme vit par les sentiments, pour les sentiments, son existence reste cérébrale. Cette affirmation m’a particulièrement interpellée par sa justesse :

        « Telle femme incapable de se rappeler les évènements les plus graves se souviendra pendant toute sa vie des choses qui important à ses sentiments. »


    Emprisonnée par les convenances et l’incertitude de son destin, Julie se morfond, jusqu’à ce qu’un jeune médecin anglais croise sa route. A trente ans, un espoir resurgit… Le bonheur se présentera-il enfin ?…


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