• A la Recherche du Temps perdu, M. Proust

     

    A la Recherche du temps perdu est un morceau de vie d’une telle ampleur que l’on ne peut ni l’ignorer, ni l’oublier après lecture, comme si ces milliers de pages nous permettant de voir le narrateur grandir et évoluer, lui donnait une apparence réelle, attachée à notre propre vie. Il s’agit d’une fresque immense et extrêmement complète, où chaque volume demeure lié, car comme dans l’existence, il n’y a ni de retour, ni résumé permettant de choisir au hasard l’endroit où nous y pénètrerons. Les premières pages, ou plus exactement, la moitié du premier tome, Du Côté de chez Swann ne semble pas facile, et quelque peu déroutant, parfois même décourageant, pour aborder la Recherche. L’on découvre les longues phrases du narrateur, son attention, et son éveil constant face aux réflexions dés l’enfance, peu d’actions, beaucoup de descriptions, des tanches de vie, comme celle de sa tante Léonie, qui lui fera manger la fameuse madeleine, sa cuisinière Françoise, les habitudes du coucher, les visites de Monsieur Swann… Mais l’on découvre également un personnage extrêmement intelligent, passionné par les moindres détails, rêveur et idéaliste, épris de littérature, de voyages, en pleine transmutation intérieure. Peu à peu, le jeune homme grandit, et s’initie au monde, fréquente des personnages importants, reste fasciné par la noblesse et la généalogie, et s’éveille à la sensualité avec les femmes. Il observe, décrit, mais demeure toujours en retrait, participant peu, préférant nous livrer son intériorité, celle qu’il se trouve contraint de masquer en société, raison pour laquelle l’amitié lui paraît dérisoire. Les rencontres marquent sa vie, laisse une trace de leur passage, puis s’estompent. La petite Gilberte, fille de M. Swann, et sa mère, si présentes autrefois semblent remplacées tantôt par Albertine, la jeune fille de Balbec, ou la Duchesse de Guermantes au tempérament original et charismatique. Les déceptions s’enchaînent, ou plutôt les désillusions, parce que la saveur des noms, leur sonorité qui devrait déteindre sur les êtres, ne suffit pas à leur ôter leur réalité, dés qu’ils apparaissent, que le mystère est dévoilé. Les images que le narrateur façonne dans son esprit se heurtent à leur matérialisation, et nous assistons à une sorte de désenchantement,  comme à la sortie de l’enfance, au sujet de l’écrivain Bergotte, par exemple, si fascinant à travers les phrases de ses œuvres, mais banal lorsque le jeune homme dîne avec lui, ou encore le jeu de La Berma, dramaturge, qu’il idéalisait tant avant d’aller la voir au théâtre.


    Le narrateur prend le temps de dépeindre longuement ses réflexions, durant plusieurs pages, des dizaines, voire des centaines, et l’on a l’impression qu’il épuise enfin l’intégralité de sa pensée, qu’il ne saurait dire plus, ou mieux, tant il apporte de précisions, d’explications, tant il distille et analyse avec finesse les moindres évènements, les grands sujets de la vie, tels que le sommeil, la mort, la jalousie, l’amour… L’on ne pourrait aller plus profondément dans les choses, et j’ai l’impression, en le lisant, que tout a déjà été écrit, qu’après une telle œuvre, tous les romans seront vains, car tout a déjà été examiné et gravé sous tous ses aspects. Si les dialogues restent peu nombreux dans les trois premiers ouvrages de La Recherche, l’on plonge au contraire dans les salons mondains, à partir de Du Côté des Guermantes, lorsque le narrateur revient à Paris, après son séjour à Balbec plage. Et ainsi, ces romans deviennent de véritables peintures des mœurs de l’époque, des mentalités, des esprits, des conversations et des convenances appliquées par la bourgeoisie, ou par le milieu plus aristocratique. C’est, pour notre époque, une véritable machine à remonter le temps. La situation politique, le Gouvernement, l’affaire Dreyfus, les arts, la littérature, la mode, l’homosexualité y sont abordés.  


    Proust apparaît comme un poète et un philosophe, dissertant avec finesse sur les éléments les plus simples mais essentiels de notre quotidien : le sommeil, l’habitude, l’amitié, les convenances… Il dépeint admirablement les tourments de l’âme, les turpitudes de l’esprit, avec subtilité dans un raffinement du style incomparable. Ses phrases semblent à tort qualifiées de « trop longues ». Elles insufflent un mouvement dans sa création, le mouvement des pensées, de la vie, et du temps. Son humour est perceptible, complice avec le lecteur qui s’attache et se fond peu à peu dans les traits caractériels du personnage. Contrairement à un roman traditionnel d’un seul volume où l’univers se veut passager et éphémère, La Recherche continue à vivre dans son intégralité comme si elle ne devait jamais finir, comme si un nouveau rendez-vous avec ce monde d’autrefois pouvait accompagner notre réalité de manière insatiable. L’atmosphère et les personnages nous envahissent, nous contaminent jusqu’à laisser un sentiment de dépossession, de vide, à la fin du dernier tome, Le Temps Retrouvé. Tout s’achève, le tourbillon s’éteint, la porte se referme, les acteurs disparaissent progressivement de la scène, défigurés par le masque du temps. C’est la réalisation, l’accomplissement de cette vocation poursuivie durant une vie entière, et qui trouve enfin satisfaction. Comme une boucle, l’histoire s’achève, mais pourrait recommencer, si l’on suppose que le "Temps retrouvé" est celui de l’écriture…

    Je me suis attachée à cet écrivain après l’avoir découvert et étudié. Personnage singulier, souffrant et paradoxalement mondain, fin observateur, on lui a reproché de s’être servi d’un microscope alors qu’il utilisait au contraire un télescope pour montrer la société et les hommes dans leur ensemble. Mais aussi le travail de la mémoire par le biais des réminiscences saisissantes et imprévisibles. Plonger dans l’enfance du narrateur est comme plonger dans sa propre histoire, car l’auteur voulait que nous soyons « les propres lecteurs de soi-même » et non simplement ses lecteurs. C’est toute une doctrine qui s’élabore, toute une méthodologie qui nous est confiée dans le dernier volume, comme le secret de sa fabrication, un encouragement à descendre dans les profondeurs du moi inexplorées afin de mettre en lumière l’essence même. Il a fallut les expériences, les évènements, les épreuves, le passage de la jeunesse, pour que la révélation soit complète. Le lecteur s’y perd aussi, traverse les milliers de pages non sans chercher réponses, et se compare, impliqué dans l’apprentissage.
    La révélation dans la bibliothèque des Guermantes, avant « Le bal des têtes » (Le Temps Retrouvé) m’a vivement marquée par la profondeur des réflexions soulevées au sujet de l’art et de la vocation. Le narrateur trouve sa voie, tout éclairant peut-être celle de futurs écrivains, mettant en exergue la prépondérance de l’intériorité, « ce livre des signes » que l’on doit déchiffrer seul, du temps et de la souffrance. Il s’agit d’une éloge à la littérature comme élément salvateur, pilier central de toue une vie, de « la vraie vie ». Il y aurait encore beaucoup à dire, c’est pourquoi je me contenterais de terminer ainsi, avec cette citation :


    « L’imagination, la pensée peuvent être des machines admirables en soi,

    mais elles peuvent être inertes. La souffrance les met alors en marche. »

     

    Quelques informations : A La Recherche du Temps perdu a été écrit entre 1908/1909 et 1922 et publié entre 1913 et 1927. L'oeuvre se compose de sept parties : Du Côté de chez Swann, A l'ombre des jeunes filles en fleur, Le Côté des Guermantes, Sodome et Gomorrhe, La Prisonnière, Albertine disparue (La Fugitive), et Le Temps Retrouvé. Le premier et le dernier "volume", écrits l'un après l'autre, n'ont cessé d'être étoffés, de se développer et de s'enrichir, d'où leur correspondance et leur importance majeure dans l'oeuvre.

    photographie: Marcel Proust


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